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Historique et généralités sur les fractales
Apparues
au XIXe siècle, les fractales furent considérées comme des curiosités mathématiques
jusqu'au milieu du XXe siècle. Elles n'acquirent un statut à part entière
que dans les années 1970, grâce au mathématicien français Benoît Mandelbrot
qui en fit l'objet d'une nouvelle discipline mathématique : la géométrie
fractale. Le terme «fractale» (du latin fractus, «brisé») fut d'ailleurs inventé
par Mandelbrot pour désigner un type d'objets dont l'irrégularité les distingue
des figures géométriques euclidiennes telles que la droite ou le cercle. En
géométrie euclidienne, les figures ont une dimension entière : 0 pour un
point, 1 pour une courbe, 2 pour une surface et 3 pour un volume. En revanche,
la dimension d'une fractale peut prendre des valeurs qui ne sont pas des nombres
entiers : la dimension fractale constitue une généralisation de la notion
de dimension utilisée en géométrie euclidienne.
Les fractales à homothétie interne
présentent en outre une propriété particulière : chacune de leur partie
reproduit leur totalité. Elles présentent ainsi un aspect tout à fait identique
quelle que soit l'échelle considérée : on parle également d'invariance
par dilatation. La génération des fractales à homothétie interne est souvent
basée sur un algorithme simple. La courbe de Koch, dite «flocon de neige», en
constitue un exemple. Ainsi, si l'on examine un flocon de neige naturel à différentes
échelles, on observe une structure à peu près identique. On construit la courbe
de Koch en reproduisant un triangle équilatéral à des échelles de plus en plus
petites. En répétant ce processus une infinité de fois, la courbe obtenue possède
alors un périmètre infini mais une aire limitée. Cette propriété se traduit
par une dimension fractale strictement comprise entre 1 et 2.
La géométrie fractale n'est pas
qu'une théorie abstraite. En effet, les fractales se sont révélées adaptées
à la représentation d'objets naturels complexes : montagnes, nuages, amas
galactiques. Elles interviennent également dans le cadre de la théorie du chaos
déterministe qui possède des applications dans de nombreux domaines (chimie,
mécanique des fluides, biologie, etc.) : l'évolution de certains phénomènes
dynamiques peut être caractérisée par une figure fractale. Par ailleurs, la
beauté des fractales en a fait un élément clé de l'infographie.
Les fractales servent aussi à charger des images fixes ou des vidéos sur un ordinateur. En 1987, le mathématicien Michael F. Barnsley montra en effet qu'on pouvait obtenir une approximation de photographies numérisées à l'aide de fractales. Par ce moyen, il est possible de stocker des images en utilisant un nombre minimal de données. Cette compression fractale des images est utilisée dans de nombreuses applications multimédias
Certaines
structures très irrégulières, souvent construites par itération, possèdent des
symétries de dilatation caractéristiques: l’agrandissement d’une partie est
semblable au tout. Le concept de fractalité unifie la description de nombreux
objets mathématiques ou physiques et quantifie leur degré d’irrégularité. Il
a été introduit en 1975 par Benoît Mandelbrot, mathématicien français qui a
poursuivi ses recherches aux États-Unis, dans les laboratoires d’I.B.M. Le terme
fractal (forgé à partir du latin fractus , du verbe frangere ,
qui signifie «briser»), souligne le caractère fractionné à l’infini de ces ensembles
présentant des irrégularités à toutes les échelles.
Les
mathématiciens du début du XXe siècle (Georg Cantor, Felix Hausdorff ou
Helge von Koch), qui s’interrogeaient sur la notion de dérivabilité, avaient
construit toutes sortes de contre-exemples aux règles habituelles du calcul
infinitésimal: des courbes continues mais ne possédant de tangentes en aucun
point; des surfaces et des volumes très irréguliers. On avait associé à ces
objets une dimension dite de Hausdorff-Besicovitch, définie comme suit: on couvre
l’objet par des boules de diamètre d inférieur à e , et on étudie
la limite, quand e tend vers 0, de la valeur minimale de la somme des
d a; la dimension est la valeur de a pour laquelle cette limite saute
de 0 à l’infini. Pour une figure régulière, cette dimension est identique à
la dimension topologique ordinaire (1 pour une ligne, 2 pour une surface, etc.),
mais cela n’est pas vrai en général.
Mandelbrot, généralisant les travaux des mathématiciens français Gaston Julia et Pierre Fatou sur les itérations des fonctions complexes, montra l’intérêt de l’introduction d’une telle dimension éventuellement non entière pour caractériser des figures géométriques «ayant la propriété de pouvoir être décomposées en parties de telle façon que chaque partie soit une image réduite du tout». Il proposa alors de définir comme objet fractal un ensemble S dans un espace RE (ou dans tout autre espace métrique et séparable) dont la dimension de Hausdorff-Besicovitch est strictement supérieure à la dimension topologique. On définit alors une dimension fractale, d F (en général égale, mais parfois supérieure à la dimension de Hausdorff), à partir du nombre Ne minimal de boules de rayon e couvrant la fractale: d F = lim (lnNe / (— lne )) lorsque e tend vers 0. Il en découle que toute construction géométrique euclidienne usuelle engendre un objet non fractal; en fait, une fractale est en général définie par un processus récursif et se prête donc particulièrement bien au dessin assisté par ordinateur.
On définit aussi des fractales aléatoires, pour lesquelles le choix de l’opération appliquée à chaque itération suit une loi de probabilité. À partir d’un carré, on peut par exemple conserver deux quelconques de ces quarts et obtenir ainsi une fractale de dimension 1. On peut encore généraliser la construction en variant aussi à chaque pas de l’itération le nombre de quarts conservés selon une loi de probabilité. On obtient alors une fractale aléatoire hétérogène; il semble que ce soit ces structures qu’on rencontre dans la nature, par exemple pour la distribution des galaxies.
Une
fractale autoaffine est une structure qui obéit à des lois d’échelle différentes
selon les différents axes; par exemple, la transformation x X kx ;
y X kHy , avec H différent de 1, correspond à une
dimension fractale 2 — H . Une structure montagneuse, une roche
fracturée sont d’assez bons exemples de fractales autoaffines naturelles.
Une
multifractale est une réunion de fractales de différentes dimensions d F,
munie d’un spectre continu ou discret f (d F) qui spécifie la mesure
de chacune des fractales.
Les
itérations du plan complexe construisent aussi des ensembles discrets; ainsi
l’ensemble de Julia est défini, à partir de la relation zn +1 = zn 2 + A,
comme la frontière de l’ensemble des points z0 qui initient une suite divergente
quand n croît. L’ensemble de Mandelbrot est l’ensemble des points A tels
que la suite zn reste bornée lorsque z0 = 0. Ces ensembles, connexes
ou non, ont une structure fractale.
Cette
géométrie fractale se révèle extraordinairement adaptée pour décrire des situations
physiques diverses.
Dans
le mouvement brownien , une série de sauts de direction quelconque et de
longueur donnée définit un ensemble de points visités de dimension fractale
égale à 2 quel que soit l’ensemble de départ. Lorsque la longueur des sauts
est une variable aléatoire, ayant une valeur moyenne finie, on appelle ce mouvement
un vol de Raileigh. Une généralisation en est le mouvement brownien fractionnaire
représenté par une fonction dont les accroissements ont une distribution gaussienne.
Un tel modèle permet d’analyser la diffusion dans les milieux désordonnés ou
turbulents.
La
turbulence est une caractéristique commune à beaucoup d’écoulements naturels
ayant un grand nombre de degrés de liberté. Le modèle développé en 1941 par
le mathématicien soviétique Andreï Nikolaïevitch Kolmogorov proposait une structure
hiérarchique, un tourbillon déversant son énergie vers N tourbillons,
chacun de taille r fois moindre, jusqu’à dissipation de l’énergie lorsque
la taille atteint une limite fixée. Ce processus a une dimension fractale égale
à lnN /lnr . Dans le chaos déterministe, trois degrés de liberté suffisent
à engendrer un tel désordre. Dans les systèmes dissipatifs, on caractérise la
transition vers la turbulence par l’existence d’un attracteur , ensemble
des points asymptotiquement visités par les trajectoires; les attracteurs chaotiques
présentent habituellement une structure fractale, localement équivalente au
produit d’une variété continue par un ensemble de Cantor.
Les
processus d’agrégation bâtissent des structures macroscopiques à partir
de particules en interactions mutuelles attractives. Thomas Witten et Leonard
Sander ont montré en 1981 que la simulation de la croissance de petits amas
par ajout itératif de particules, se déplaçant au hasard jusqu’au contact avec
l’amas, aboutit à des fractales. Ces mécanismes s’opposent à ceux qui régissent
la croissance des cristaux par processus lents, elle-même gouvernée par la recherche
de situations aussi proches que possible de l’équilibre thermodynamique. La
croissance par digitation visqueuse, observée par exemple lorsqu’on exploite
un gisement de pétrole en y injectant de l’eau, procède de la même géométrie.
Le
concept de percolation a été introduit à la fin des années 1950 en référence
au mécanisme responsable de l’infiltration d’un liquide entre des grains solides
(de café moulu ou du sol). Le déplacement des bulles d’air dans les liquides
visqueux, la formation des gels, l’écoulement des suspensions, le processus
de la vulcanisation, la connexion et la saturation des réseaux de communication,
la dispersion des épidémies sont quelques-unes des très diverses applications
de ce concept qui introduit naturellement des structures fractales.
Même
s’il est sans doute exagéré de présenter les fractales comme un concept philosophique
ou esthétique novateur, leur intérêt pour la compréhension des phénomènes hors
d’équilibre fait de leur introduction un événement majeur des mathématiques
modernes et un prolongement étonnant de la géométrie d’Euclide. Leur application
aux systèmes physiques complexes a déjà fait progresser un large domaine d’étude
des phénomènes naturels.
Benoît Mandelbrot (1924-2010, Varsovie,Pologne)
Benoît Mandelbrot est un mathématicien français, d'origine polonaise. Il est l'initiateur du développement de la géométrie fractale, qui a commencé dans les années 1970.
Benoît
Mandelbrot
Né à Varsovie en Pologne en 1924 dans une famille juive d'origine lituanienne, il a fui la menace nazie pour se réfugier en France en 1936 avec sa famille, avant de s'installer aux Etats-Unis après la Seconde Guerre mondiale. Il est décédé le jeudi 14 octobre 2010 à
Cambridge (Massachusetts, nord-est des Etats-Unis), des suites d'un cancer à l'âge de 85 ans.
C'est son oncle (professeur de Mathématiques au Collège de France)
qui prend en charge son éducation. Il obtient son doctorat de mathématiques
à l'Université de Paris en 1952. Il a enseigné ensuite
l'économie (à Harvard), l'ingénierie (à Yale), la
physiologie et les mathématiques (à Paris et à Genève).
En 1945, son oncle l'initie aux travaux de Gaston Julia, un autre mathématicien
français qui a travaillé sur les fractales. Mais Mandelbrot a
préféré suivre sa propre voie. Il propose ainsi, dans les
années 1970, une nouvelle définition de la dimension, s'appliquant
aux fractales. C'est ainsi qu'il crée la géométrie fractale.
Il a étudié notamment l'ensemble qui porte désormais son
nom, l'ensemble de Mandelbrot.
Benoît
Mandelbrot
Portrait de Benoît Mandelbrot :
La géométrie fractale qu'il a développé avait pour objet de mesurer des phénomènes naturels comme les nuages ou les lignes côtières que l'on pensait non-mesurables. Il a appliqué cette théorie à la biologie, la finance, la science physique ainsi que d'autres domaines.
Ancien élève de l'école Polytechnique de Paris, M. Mandelbrot était professeur émérite à l'Université de Yale (Connecticut, nord-est des Etats-Unis). Avant de rejoindre le centre de recherche d'IBM aux Etats-Unis en 1958, M. Mandelbrot avait travaillé au Centre national de la recherche scientifique (CNRS) à Paris.
Une légende vivante... Benoît Mandelbrot s'accommode plutôt bien d'un tel statut. "Lors d'une visite en Pologne, une jeune fille est venue vers moi et m'a dit : 'Je suis très heureuse de vous rencontrer. Je croyais que vous étiez mort depuis longtemps'", raconte-t-il. Le mathématicien, né à Varsovie en 1924, a inventé dans les années 1970 la géométrie fractale. Ce vocable obscur cache l'une des premières tentatives de la science pour mettre un peu d'ordre dans le chaos. Benoît Mandelbrot fait aujourd'hui figure de pionnier de cette entreprise très ambitieuse, encore bien loin d'avoir atteint son objectif.
Est-ce l'absence d'aboutissement qui pousse le père des fractales à assurer lui-même une inlassable promotion de ses propres idées ? En tout cas, il ne laisse guère aux autres le soin de rendre hommage à son génie, se consacrant lui-même à son hagiographie - ce qui dénote un peu avec une carrière marquée par la volonté de rester en marge du monde scientifique.
La géométrie fractale propose de discerner, dans le chaos de phénomènes aussi variés que la forme des montagnes, la turbulence des gaz ou les fluctuations des cours de Bourse, des formules mathématiques cachées. Pour Benoît Mandelbrot, il s'agit ainsi de passer d'une science classique "lisse" à une étude du "rugueux" , ce qui fait qu'une table ronde n'est pas tout à fait un cercle, ni la côte de la Bretagne tout à fait une ligne brisée.
Explorateur du chaos, Benoît Mandelbrot s'est aventuré dans des régions longtemps délaissées par ses pairs pour pénétrer dans ces zones instables où règnent l'imprévisible, l'irrégulier et le désordre. Il est né avec l'époque où les mathématiques sont parties à l'assaut de ces étranges contrées, dans l'exaltation et le doute. "Mes idées sont déjà appliquées pour l'étude des perturbations atmosphériques ou la maîtrise du ciment, un matériau éminemment fractal, et cette approche a permis de le rendre plus léger et résistant en comprenant comment il fonctionne", dit-il.
En revanche, le domaine de la finance, l'un des premiers auxquels il a appliqué ses théories, résiste encore. Selon Emmanuel Bacry, professeur assistant à l'Ecole polytechnique, si les fractales restent peu appliquées dans la finance aujourd'hui, c'est en raison de la complexité de leur mise en œuvre. La théorie est ainsi rattrapée par son sujet.
Après plusieurs publications, Benoît Mandelbrot y revient toutefois dans son dernier ouvrage, intitulé Une approche fractale des marchés. Risquer, perdre et gagner. Il y critique sans ménagement la formule de Fischer Black et Myron Scholes datant de 1973 et encore largement utilisée : "On sait depuis de nombreuses années qu'elle est purement et simplement fausse." Conséquence de ce diagnostic sans appel, les investisseurs en Bourse prennent, selon lui, des risques beaucoup plus importants qu'ils ne le pensent. "Au fond, ils savent bien que les cours ne sont pas continus. Alors ils combinent plusieurs ingrédients. Mais au final, comme dans un médicament à la formule complexe, on ne sait plus quel est le produit qui soigne..."
Immigré avec sa famille juive en France en 1936, Benoît Mandelbrot a été plongé dans un chaos particulier, celui de la seconde guerre mondiale. En 1944, réfugié à Lyon, il s'est soudain découvert un don étonnant. A l'école, des figures lui apparaissaient spontanément lorsque son professeur parlait algèbre. Cette aptitude lui a permis de réussir tous les concours, celui de l'Ecole normale supérieure et de l'Ecole polytechnique.
Son "œil absolu" le pousse à s'intéresser à certaines formes qui semblent se répéter à l'infini lorsqu'on se rapproche d'elles. Le flocon de neige, déjà étudié par Helge von Koch, la branche de l'arbre, l'inflorescence du chou-fleur, le caillou de la montagne... "Le tout peut être divisé en partie plus petites, chacune répétant le tout comme en écho" , explique-t-il. Après les travaux précurseurs de Georg Cantor, Waclaw Sierpinski et Gaston Julia, il baptise "fractales" (du latin signifiant "cassé, brisé") les courbes reproduisant les similitudes, invariances et symétries de la nature. Outre leur intérêt scientifique, ces dernières présentent une étrange beauté. A la fois artificielle et vivante. Spirales ciselées de délicate dentelle. Volutes fragiles, fleurs imaginaires, coquilles improbables... Les circonvolutions aux allures psychédéliques générées par les tout premiers ordinateurs rencontrent très vite un vif succès esthétique. Dans les années 1970-1980, elles deviennent des emblèmes de modernité et ornent couvertures de livres, posters et tee-shirts. Ce succès brouille le sens véritable du travail de Benoît Mandelbrot. Mais il le rend célèbre.
Pourtant, cet homme aux formes arrondies et à la voix régulière et ronronnante, encore teintée d'accent polonais, choisit très tôt de se retirer du monde académique. Il se réfugie dans le fameux laboratoire IBM Research sur l'Hudson River, près de Manhattan, entre 1958 et 1993, année où il reçoit le prestigieux prix Wolf, qui récompense une œuvre... en physique. Ses théories, plus basées sur l'observation que sur la réflexion abstraite, ont longtemps été méprisées par la communauté scientifique. "On me l'a fait payer de façon continue et supportable, mais très pénible" , confie-t-il. Et d'ajouter : "Mais je ne suis pas facile à intimider..." De fait, sa confiance a résisté à toutes les critiques. Pourtant, il admet qu'il reste à élaborer une "théorie de la rugosité" . "Ce sera fait d'ici une génération ", assure-t-il, en reconnaissant qu'il n'a "peut-être pas consacré assez de temps à constituer un groupe de chercheurs" autour de lui.
Professeur de sciences mathématiques à l'université Yale depuis 1987, Benoît Mandelbrot aurait préféré une chaire de "philosophie naturelle" . A 81 ans, il envisage une retraite ou un poste d'enseignant dans un contexte moins élitiste. Toujours pour continuer à porter la théorie de la rugosité. "Les modes durent sept ans et disparaissent. Ce n'est pas arrivé aux fractales" , note-t-il. Comme si, derrière les certitudes orgueilleusement affichées, une inquiétude subsistait. Comme si la complexité n'avait pas dit son dernier mot dans son œuvre de résistance à la science.
Entretien de Benoît Mandelbrot réalisé le 18 octobre 2009 sur la responsabilité des mathématiques dans la crise financière :
Dès 1964, Benoît Mandelbrot, l'inventeur de la théorie mathématique des fractales, avait perçu que les modèles mathématiques utilisés par les financiers étaient erronés, et avait tenté d'alerter sur leurs dangers. Son denier livre, Une approche fractale des marchés (Odile Jacob, 2004), paru quatre ans avant la crise financière, était prémonitoire. Mais il ne fut guère écouté.
Benoît Mandelbrot n'est pas certain qu'il le soit davantage aujourd'hui, nous a-t-il confié, lors de son passage à Paris, le 11 octobre, à l'occasion de la projection à Paris du film Fractales, à la recherche de la dimension cachée, dans le cadre du festival international du film scientifique Pariscience.
Dans votre livre, vous dites que "la finance doit abandonner ses mauvaises habitudes et adopter une démarche scientifique". Or il a été dit que la crise était en partie due aux mathématiques financières, avec lesquelles on avait conçu des produits trop sophistiqués dont personne ne mesurait les risques. Qu'en pensez-vous ?
Les gens ont pris une théorie inapplicable - celle de Merton, Black et Scholes, issue des travaux de Bachelier qui datent de 1900 -, et qui n'avait aucun sens. Je l'ai proclamé depuis 1960. Cette théorie ne prend pas en compte les changements de prix instantanés qui sont pourtant la règle en économie. Elle met des informations essentielles sous le tapis. Ce qui fausse gravement les moyennes. Cette théorie affirme donc qu'elle ne fait prendre que des risques infimes, ce qui est faux. Il était inévitable que des choses très graves se produisent. Les catastrophes financières sont souvent dues à des phénomènes très visibles, mais que les experts n'ont pas voulu voir. Sous le tapis, on met l'explosif !
Avez-vous l'impression maintenant que les risques sont mieux pris en compte ?
Il y a quelques jours, j'ai déjeuné avec des dirigeants d'une grande banque américaine. Ils me disent qu'ils sont contents de leurs modèles. Ils ne veulent pas reconnaître qu'ils se sont trompés. J'espère que ce qu'ils me disent n'est pas la réalité. Personne ne les oblige à dire ce qu'ils font réellement. Les financiers sont très attachés à cette théorie d'une simplicité merveilleuse, que l'on peut apprendre en quelques semaines, puis en vivre toute sa vie. Cette théorie a toujours été complètement fausse. Depuis quelques années néanmoins, on m'écoute de plus en plus. Beaucoup de grands banquiers, en privé, me disent que j'ai parfaitement raison, mais ils estiment que ce n'est pas dans leur rôle de prendre parti.
En 2004, quelques années après l'éclatement de la bulle Internet, vous demandiez qu'une petite fraction des budgets de recherche et développement des grandes institutions financières de Wall Street soit consacrée à la recherche fondamentale. Avez-vous été entendu ?
Aujourd'hui, la plupart de ces compagnies ont renvoyé leurs chercheurs. Alors la question est de savoir à quelle théorie ils se fient ? A celle du doigt mouillé ? Je ne sais pas.
Mais vos élèves sont-ils maintenant davantage prisés ?
Plusieurs de mes élèves, parmi les premiers, ont changé d'avis après leur thèse. Ils ont fait de très belles carrières, en niant ce qu'ils avaient affirmé dans leur thèse. Donc, je n'ai pas beaucoup de disciples. Beaucoup de jeunes étaient intéressés, mais ils trouvaient cela dangereux.
Parce que vous n'étiez pas reconnu par l'establishment ?
C'est cela.
Aux Etats-Unis. Mais est-ce aussi le cas en Europe, en Asie ?
C'est très difficile de le savoir. En un sens, le monde est très unifié ; en un sens, il ne l'est pas. Je sais que mon livre s'est très bien vendu au Japon. Au point qu'ils ont ressorti mes livres antérieurs. La France est moins active à cet égard. L'école de mathématique financière n'a pas changé. Elle est le fait de gens très estimables, de très bons mathématiciens, mais ils sont satisfaits de leur manière de faire et je ne suis pas écouté. En Allemagne, la chancelière (Angela Merkel) avait, paraît-il, mon livre sur sa table de chevet ! Un grand quotidien m'a fait très bien connaître dans ce pays !
Quel est le sujet du livre sur lequel vous travaillez actuellement ?
On m'a demandé d'écrire mon autobiographie. L'influence extraordinaire de mon année de naissance, 1924, qui a fait que j'étais adolescent pendant la guerre, dans des conditions rocambolesques, et que j'ai survécu. Cela m'a rendu extrêmement indépendant. Je n'appartiens à aucune école. J'en ai créé une. Mais elle est indépendante des puissances et des intérêts.
Site Internet : www.gecif.net Auteur : Jean-Christophe MICHEL Professeur de Sciences Industrielles de l'Ingénieur Courriel : jc.michel@gecif.net |